lundi 15 septembre 2014

Molloy - Samuel Beckett (II)

 La voix de Moran :
Citation :
[...] ... Je disais que je ne raconterai pas toutes les vicissitudes du chemin menant de mon pays à celui de Molloy, pour la simple raison que cela ne se trouve pas dans mes intentions. Et en écrivant ces lignes je sais combien je m'expose à porter ombrage à celui que j'aurais tout intérêt à ménager, maintenant plus que jamais. Mais je les écris quand même, et d'une main ferme, inexorable navette qui mange ma page avec l'indifférence d'un fléau. Mais j'en raconterai brièvement quelques unes, parce que cela me paraît souhaitable, et pour donner une idée des méthodes de ma pleine maturité. Mais avant d'en arriver là je dirai le peu que je savais, en quittant ma maison, du pays de Molloy, si différent du mien. Car c'est une des caractéristiques de ce pensum qu'il ne m'est pas permis de brûler les étapes et de dire tout de go de quoi il s'agit. Mais je dois ignorer à nouveau ce que je n'ignore plus et croire savoir ce qu'en partant de chez moi je croyais savoir. Et si je déroge de temps en temps à cette règle, c'est seulement pour des détails de peu d'importance. Et dans l'ensemble je m'y conforme. Et avec une telle chaleur que sans exagération je suis davantage celui qui découvre que celui qui narre, encore aujourd'hui, la plupart du temps. Et c'est à peine si, dans le silence de ma chambre, et l'affaire classée en ce qui me concerne, je sais mieux où je vais et ce qui m'attend que la nuit où je m'agrippais à mon guichet, à côté de mon abruti de fils, dans la ruelle. Et cela ne m'étonnerait pas que je m'écarte, dans les pages qui vont suivre, de la marche stricte et réelle des événements. Mais même à Sisyphe je ne pense pas qu'il soit imposé de se gratter, ou de gémir, ou d'exulter, à en croire une doctrine en vogue, toujours aux mêmes endroits exactement. Et il est même possible qu'on ne soit pas trop à cheval sur le chemin qu'il emprunte, du moment qu'il arrive à bon port, dans les délais prévus. Et qui sait s'il ne croit pas à chaque fois que c'est la première ? Cela l'entretiendrait dans l'espoir n'est-ce pas, l'espoir qui est la disposition infernale par excellence, contrairement à ce qu'on a pu croire jusqu'à nos jours. Tandis que se voir récidiver sans fin, cela vous remplit d'aise.

Par le pays de Molloy j'entends la région fort restreinte dont il n'avait jamais franchi, et vraisemblablement ne franchirait jamais, les limites administratives, soit que cela lui fût interdit, soit qu'il n'en eût pas envie, soit naturellement par l'effet d'un hasard extraordinaire. Cette région était située dans le nord, relativement à celle plus amène où je vivais, et se composait d'une agglomération que d'aucuns gratifiaient du nom de bourg et où d'autres ne voyaient qu'un village, et des campagnes circonvoisines. Ce bourg, ou ce village, disons-le tout de suite, s'appelait Bally, et représentait, avec les terres en dépendant, une superficie de cinq ou six milles carrés tout au plus. Dans les pays évolués on appelle ça une commune, je crois, ou un canton, je ne sais pas, mais chez nous il n'existe pas de terme abstrait et générique pour ces subdivisions du territoire. Et pour les exprimer nous avons un autre système d'une beauté et d'une simplicité remarquables, et qui consiste à dire Bally (puisqu'il s'agit de Bally) lorsqu'on veut dire Bally et Ballyba lorsqu'on veut dire Bally plus les terres y afférentes et Ballybaba lorsqu'on veut dire les terres de Bally exclusives de Bally lui-même. Moi par exemple je vivais, et à bien y réfléchir vis toujours, à Shit, chef-lieu de Shitba. Et le soir, quand je me promenais, histoire de prendre le frais, en dehors de Shit, c'est le frais de Shitbaba que je prenais, et nul autre. ... [...]

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