mercredi 1 octobre 2014

La Course Au Mouton Sauvage - Murakumi Haruki

Hitsuji wo meguru bōken
Traduction : Patrick de Voos


Terminé aujourd'hui "La course au mouton sauvage" dont on peut se demander, par une réflexion de l'Homme en Noir un peu avant l'épilogue, s'il ne serait pas plus exact de l'appeler : "La sauvage course au mouton."

Et c'est un livre pas-sion-nant ! Une petite merveille de récit à la fois insolite et initiatique qui, à partir du début de la "course", flirte carrément avec le fantastique. Mais un fantastique diffus, fidèle à une certaine tradition japonaise, un fantastique poétique et doux, avec des pointes de cruauté mélancolique.

Tout bien sûr débute de façon banale avec un narrateur de 36 ans qui vient de divorcer et qui traîne à Tôkyô une existence de publicitaire aisé mais désabusé. On peut croire longtemps à une histoire d'amour un peu semblable à celle de "La Ballade ..." jusqu'au moment où notre narrateur se voit convoqué par l'Homme en Noir, mi-conseiller politique, mi-yakusa, dévoué secrétaire du Maître, ponte moribond de l'Extrême-droite japonaise.

Avant de prendre son envol vers les hautes sphères du pouvoir, à la fin des années 30, le Maître n'était qu'un jeune homme tout à fait banal. Mais, à partir de l'an 1937, il s'est mué en un leader incontesté et incontestable. Pourquoi ? La réponse est toute simple : parce qu'un mouton - pas n'importe quel mouton, bien sûr - s'est emparé de son esprit. Mais le corps du Maître étant arrivé sur la fin, le mouton-parasite vient de le quitter, en quête d'un nouvel hôte. Et ce que l'Homme en Noir exige du narrateur - pour certaines raisons que je vous laisse découvrir - c'est qu'il déniche ce fameux mouton - et éventuellement le nouveau corps qu'il a choisi.

Comme le fait lui-même remarquer le narrateur lors de son entretien avec l'Homme en Noir, l'histoire est complètement absurde et pourtant, quelque chose fait qu'on la sent authentique ...

Autant parce qu'on lui force la main que parce qu'il est lui-même taraudé par la curiosité, notre héros accepte donc la "mission" dont on veut à tous prix le charger. Et il part en quête, accompagné par sa girl friend, une jeune femme aux oreilles d'une beauté délicate qui, en parallèle de ses activités de correctrice pour une obscure maison d'édition et pour une agence de mannequins spécialisée dans les photos ... d'oreilles, travaille aussi comme escort-girl.

En sortiront-ils indemmes ? Physiquement, oui. Moralement, c'est autre chose.


Quoi qu'il en soit, à l'image d'une bonbonnière japonaise dont on se demande en vain pourquoi on n'accepterait sous aucun prétexte de se séparer d'elle, ce livre a quelque chose d'exquis et même d'envoûtant. Aux antipodes de "La Ballade ..." (qui m'avait laissée un peu sur ma faim ...), il laisse présager chez son auteur une grande faculté de renouvellement, qualité à mon avis trop rare dans le roman actuel. N'hésitez donc pas à vous faire votre propre idée sur la question : lisez "La Course au mouton sauvage" ! Wink

La Ballade de l'Impossible - Murakami Haruki

Noruwei no mori
Traduction : Rose-Marie Makino-Fayolle


Terminé hier un roman étrange et un peu flottant : "La Ballade de l'Impossible."

Pourquoi "flottant" ? Non en raison d'imprécisions dans l'intrigue ou dans le style, bien au contraire. Mais parce que j'ai eu l'impression, en le lisant, de flotter quelque part, au Japon bien sûr, mais surtout dans la sensibilité quasi féminine d'un homme. C'est aussi une sorte de roman initiatique amoureux.

A l'issue d'un voyage en avion où il a entendu diffuser "Norvegian Woods", des Beatles, son héros, Watanabe, âgé de trente-sept ans à l'ouverture du roman, entreprend de revenir sur ses années universitaires, de 1968 à 1970. Ce faisant, il va évoquer le suicide (inexpliqué) de son meilleur ami, Kizuki ; la liaison très particulière qui va l'unir avec Naoko, l'ex-petite amie de Kizuki ; sa rencontre enfin avec Midori, la seule femme je crois de cette histoire qui ne soit pas hantée par l'idée de la Mort et du suicide - ou plutôt qui les aborde comme ils devraient l'être : comme une simple continuation de la vie.
On parle souvent du nombre de suicides au Japon et le livre est littéralement habité par ce phénomène - avec la folie, inexplicable et génétique, en toile de fond.

C'est le premier Murakami que je lis et je trouve cet auteur très particulier. Tout d'abord en raison de sa finesse d'analyse. Puis en raison de son rythme, un rythme lent, rêveur, poétique, qui prend son temps, à dix mille lieues du roman habituel. Je sors de cette "Ballade" comme si je sortais d'un paysage japonais moyen-âgeux revu et corrigé par le réalisateur de "Ring." Je précise cependant qu'il n'y a pas de fantastique à proprement parler dans ce roman même si l'adolescente de 13 ans qui séduit le personnage de Reiko m'a évoqué l'héroïne maléfique de ce film d'horreur.

On aime ou on n'aime pas. Personnellement, j'ai aimé et je suis assez curieuse de connaître de relire cet auteur qui n'est cependant pas à recommander aux amateurs de romans d'action et chez qui l'on retrouve ce goût pour l'introspection que manifestèrent avant lui Yukio Mishima et Ishiguro.

Murakami Haruki

12 janvier 1949, Kyôto (Japon) : naissance de Murakami Haruki, nouvelliste & romancier.

Fils d'enseignant, il s'inscrit, après ses études secondaires, à l'Université de Waseda, section Arts théâtraux. Après l'obtention de son diplôme, il tente de devenir scénariste tout en assurant le quotidien en gérant un bar de jazz à Tôkyô.

En 1979, son premier roman, "Ecoute le chant du vent", qui doit beaucoup à son expérience de la vie nocturne tôkyôïte, sort au Japon et reçoit le prix Gunzo.

Le succès s'installe définitivement dans sa vie avec, trois ans plus tard, "La Course Au Mouton Sauvage", où se mêlent onirisme et réalisme, le tout mâtiné de fantastique.

La relative aisance financière ainsi acquise lui permet de prendre son temps pour visiter l'Europe (avec d'importantes escales en Italie et en Grèce) et les USA. Il enseignera même un temps la littérature japonaise à l'Université de Princeton.

En 1995, il revient vivre au Japon et rédige une suite de nouvelles regroupées dans "Après le Tremblement de Terre" et inspirées à la fois par l'attentat au gaz sarin de la secte Aum et par le tremblement de terre de Kobé.

Parmi ses livres les plus célèbres, on n'oubliera pas de citer "La Ballade de l'Impossible", dont le thème central est le suicide, thème bien connu dans l'empire nippon, "Chroniques de l'Oiseau à Ressort" qui, sans renier la veine fantastique, fait une plus large part à l'Histoire japonaise, "Kafka sur le Rivage" bien sûr et, en 2004, "Le Passage de la Nuit", qui imagine un cosmos ne servant en fait que de prison pour l'homme.

Aussi influencé par l'Occident (ce qui explique en partie son succès international) que par l'Orient, Murakami Haruki forge, à travers romans et nouvelles, un univers dominé par la mélancolie et un fantastique s'appuyant sur un réalisme qui, brusquement, sans sommation d'aucune sorte, se met à dérailler insidieusement. (En ce sens, il est très proche des Surréalistes.) Il y a, chez cet auteur, quelque chose de profondément désenchanté et angoissé qui ne peut que frapper le lecteur, à quelque culture qu'il appartienne. Ce qui ne signifie pas pour autant que l'oeuvre de Murakami Haruki soit dépourvue d'humour, bien au contraire : il suffit de lire "La Course au Mouton Sauvage" pour s'en rendre compte.


Signalons que l'auteur japonais est également un grand traducteur d'écrivains anglo-saxons parmi lesquels Scott Fitzgerald, John Irving et Raymond Carver.

Le Lierre de Yoshino - Tanizaki Jun'ichirô

Yoshino Kuzu
Traduction : René de Ceccatty & Ryôji Nakamura
Extraits

Personnages

Publié dans cette édition avec "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi", ce second récit tient plus de la nouvelle que du roman. On regrettera que l'auteur n'ait pas jugé bon d'expliquer un tant soit peu son projet dans une préface - contrairement à ce qu'il a fait pour "La Vie Secrète ..." - car "Le Lierre de Yoshino" laissera à plus d'un lecteur occidental l'impression d'un texte inachevé et encombré de longueurs.

Déjà, il faut savoir qu'il est d'usage, dans la littérature japonaise, d'accumuler, dans le plus pur style chinois, les allusions littéraires propres à ravir le lettré. Nous l'avons vu dans "Le Coupeur de Roseaux" comme dans "Le Pont Flottant des Songes", c'est, pour Tanizaki, une véritable habitude et presque un rituel.

Amoureux de son pays et de ses paysages, Tanizaki s'est complu à visiter le Japon en long et en large, s'imprégnant de ses atmosphères, de ses coutumes, de ses accents différents, et s'attachant à rendre tout cela dans ses écrits. La traduction ne permet pas bien entendu de restituer l'accent d'Ôsaka, qui s'oppose à celui de Tôkyô et nous y perdons sans doute beaucoup mais tout vaut mieux que ces approximations curieuses - et qui vieillissent souvent si mal - qu'il nous arrive de rencontrer dans d'autres textes traduits de langues pourtant plus proches de la nôtre que le japonais. Cette autre façon de faire de Tanizaki explique pourquoi ses lecteurs occidentaux se plaignent si souvent de longueurs qui ne visent, en apparence, qu'à dépeindre des paysages et des coutumes.

Sur ces deux points, "Le Lierre de Yoshino" est un exemple parfait de l'art de Tanizaki.


A l'origine du "Lierre de Yoshino", se place l'idée d'un autre roman historique, ayant pour cadre la région de Yoshino, dans la province de Yamato, et, pour thème, les tensions entre la Cour du Nord, sur laquelle régnait l'empereur Go-Kamatsu, et la Cour du Sud, dominée par Go-Kameyama. Ce dernier tenait sa cour dans la région de Yoshino et le pays regorge de souvenirs de cette époque - le XIVème siècle, pour être précis. Tanizaki évoque également, dès le premier chapitre, la figure du Roi Jiten, qui reprit en quelque sorte le flambeau de la Cour du Sud, au XVème siècle. Quoi qu'il en soit, le projet ne fut jamais mené à son terme.

Dans "Le Lierre de Yoshino" en effet, c'est un destin personnel, celui de la famille de Tsumura, ancien condisciple du narrateur à l'Université de Tôkyô, qui va prendre le pas sur l'argument historique. Tsumura, ayant eu vent des recherches effectuées par le narrateur pour son futur ouvrage, l'invite à l'accompagner lors d'une visite qu'il doit faire chez de lointains parents, dans la région de Yoshino. Peu à peu, on apprend que Tsumura a perdu sa mère alors qu'il était très jeune et qu'il a appris, depuis quelques années, qu'elle avait travaillé comme apprentie dans une maison de geisha avant d'être adoptée par une famille honorable. Hanté par le destin de sa mère, Tsumura a décidé de retrouver sa famille et il vient de la découvrir, à Yoshino ...

Comme souvent chez Tanizaki, on retrouve le thème du petit garçon, puis de l'homme, à qui la mort trop précoce d'une mère vite idéalisée n'a pas permis de résoudre le complexe oedipien. Ce n'est pas un hasard si Tsumura finira par épouser une cousine germaine dont les traits rappellent ceux de sa mère. Qu'elle ait été élevée dans un milieu très rural et que lui soit un citadin et un lettré n'y changent rien : le fantasme prime. Tanizaki entremêle son histoire avec celle, bien connue au Japon, d'une mère-renarde dont la mère de Tsumura aimait à chanter les exploits lorsqu'elle jouait du koto - l'un des souvenirs les plus émouvants que son fils a conservé d'elle.

L'ensemble donne l'impression d'un bloc encore mal dégrossi, où l'on distingue les grandes lignes directrices mais qui, inexplicablement, demeure inachevé. Cà et là, quelques traits particulièrement soignés voisinent avec une masse de détails et de notations certes cohérents mais qui brouillent en fait la vision du lecteur. A ne réserver par conséquent qu'aux inconditionnels de Tanizaki.

Le Lierre de Yoshino - Tanizaki Jun'ichirô

Yoshino Kuzu
Traduction : René de Ceccatty & Ryôji Nakamura
Extraits

Personnages

Publié dans cette édition avec "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi", ce second récit tient plus de la nouvelle que du roman. On regrettera que l'auteur n'ait pas jugé bon d'expliquer un tant soit peu son projet dans une préface - contrairement à ce qu'il a fait pour "La Vie Secrète ..." - car "Le Lierre de Yoshino" laissera à plus d'un lecteur occidental l'impression d'un texte inachevé et encombré de longueurs.

Déjà, il faut savoir qu'il est d'usage, dans la littérature japonaise, d'accumuler, dans le plus pur style chinois, les allusions littéraires propres à ravir le lettré. Nous l'avons vu dans "Le Coupeur de Roseaux" comme dans "Le Pont Flottant des Songes", c'est, pour Tanizaki, une véritable habitude et presque un rituel.

Amoureux de son pays et de ses paysages, Tanizaki s'est complu à visiter le Japon en long et en large, s'imprégnant de ses atmosphères, de ses coutumes, de ses accents différents, et s'attachant à rendre tout cela dans ses écrits. La traduction ne permet pas bien entendu de restituer l'accent d'Ôsaka, qui s'oppose à celui de Tôkyô et nous y perdons sans doute beaucoup mais tout vaut mieux que ces approximations curieuses - et qui vieillissent souvent si mal - qu'il nous arrive de rencontrer dans d'autres textes traduits de langues pourtant plus proches de la nôtre que le japonais. Cette autre façon de faire de Tanizaki explique pourquoi ses lecteurs occidentaux se plaignent si souvent de longueurs qui ne visent, en apparence, qu'à dépeindre des paysages et des coutumes.

Sur ces deux points, "Le Lierre de Yoshino" est un exemple parfait de l'art de Tanizaki.


A l'origine du "Lierre de Yoshino", se place l'idée d'un autre roman historique, ayant pour cadre la région de Yoshino, dans la province de Yamato, et, pour thème, les tensions entre la Cour du Nord, sur laquelle régnait l'empereur Go-Kamatsu, et la Cour du Sud, dominée par Go-Kameyama. Ce dernier tenait sa cour dans la région de Yoshino et le pays regorge de souvenirs de cette époque - le XIVème siècle, pour être précis. Tanizaki évoque également, dès le premier chapitre, la figure du Roi Jiten, qui reprit en quelque sorte le flambeau de la Cour du Sud, au XVème siècle. Quoi qu'il en soit, le projet ne fut jamais mené à son terme.

Dans "Le Lierre de Yoshino" en effet, c'est un destin personnel, celui de la famille de Tsumura, ancien condisciple du narrateur à l'Université de Tôkyô, qui va prendre le pas sur l'argument historique. Tsumura, ayant eu vent des recherches effectuées par le narrateur pour son futur ouvrage, l'invite à l'accompagner lors d'une visite qu'il doit faire chez de lointains parents, dans la région de Yoshino. Peu à peu, on apprend que Tsumura a perdu sa mère alors qu'il était très jeune et qu'il a appris, depuis quelques années, qu'elle avait travaillé comme apprentie dans une maison de geisha avant d'être adoptée par une famille honorable. Hanté par le destin de sa mère, Tsumura a décidé de retrouver sa famille et il vient de la découvrir, à Yoshino ...

Comme souvent chez Tanizaki, on retrouve le thème du petit garçon, puis de l'homme, à qui la mort trop précoce d'une mère vite idéalisée n'a pas permis de résoudre le complexe oedipien. Ce n'est pas un hasard si Tsumura finira par épouser une cousine germaine dont les traits rappellent ceux de sa mère. Qu'elle ait été élevée dans un milieu très rural et que lui soit un citadin et un lettré n'y changent rien : le fantasme prime. Tanizaki entremêle son histoire avec celle, bien connue au Japon, d'une mère-renarde dont la mère de Tsumura aimait à chanter les exploits lorsqu'elle jouait du koto - l'un des souvenirs les plus émouvants que son fils a conservé d'elle.

L'ensemble donne l'impression d'un bloc encore mal dégrossi, où l'on distingue les grandes lignes directrices mais qui, inexplicablement, demeure inachevé. Cà et là, quelques traits particulièrement soignés voisinent avec une masse de détails et de notations certes cohérents mais qui brouillent en fait la vision du lecteur. A ne réserver par conséquent qu'aux inconditionnels de Tanizaki.

La Vie Secrète du Seigneur de Musashi - Tanizaki Jun'ichirô

Bushûkô Iwa
Traduction : René de Ceccatty & Ryôji Nakamura
Notre Opinion

Personnages

Première rencontre du Seigneur de Musashi avec son obsession - il a treize ans :
Citation :
[...] ... [Les femmes] étaient au nombre de cinq. Trois d'entre elles avaient posé chacune une tête devant elles, aidées des deux autres. L'une des trois versa de l'eau chaude dans un baquet et lava [l'une des têtes], secondée par une assistante, après quoi elle posa la tête sur un plateau, qu'elle passa à sa voisine. La deuxième se mit à peigner la tête ; la troisième accrocha une étiquette à son tour. C'était dans cet ordre que leur travail se déroulait. A la fin, les têtes étaient alignées sur une longue planche de bois, derrière les trois femmes. Pour les empêcher de tomber, des clous dépassaient, sur lesquels les têtes étaient fichées.

Entre les trois femmes, deux lampes avaient été posées, qui éclairaient assez bien la pièce : comme il s'agissait d'une mansarde dont on touchait le plafond de la tête, Hôshimaru [nom porté par Terukatsu avant son entrée dans l'âge d'homme] pouvait englober d'un seul regard le spectacle. Il n'était pas choqué outre mesure par les têtes elles-mêmes, mais il éprouvait un mystérieux intérêt pour le contraste qui opposait les têtes et les trois femmes, car les doigts des mains qui manipulaient les têtes paraissaient étonnamment vifs, blancs, séduisants, par rapport à la couleur morte de la peau des têtes. Pour déplacer les têtes, elles formaient un chignon des cheveux qu'elles tiraient à plusieurs reprises : une tête d'homme était relativement lourde pour des mains de femmes et elles devaient enrouler les cheveux en plusieurs cercles autour de leurs poignets. Cela donnait à leurs mains une beauté singulière et un pouvoir de fascination envoûtant à leur visage qui, dans leur activité mécanique, était privé d'expression, froid comme une pierre, et laissait croire qu'elles n'éprouvaient rien, mais qui, par rapport à l'absence réelle de sensation des têtes, créait une impression tout autre. Pour les têtes de morts, l'impassibilité avait quelque chose de grotesque, alors que les visages étaient rendus sublimes par leur impassibilité même. Ces femmes, pour ne pas manquer de respect à des morts, ne traitaient jamais les têtes avec violence. Elles se comportaient avec les gestes les plus courtois, désuets, gracieux.

Pendant un moment, Hôshimaru s'abandonna à une imprévisible extase. Il ne devait se rendre compte que bien plus tard de quel type d'émotion il s'agissait là car, pour l'heure, il ne s'en doutait pas. Pour le jeune garçon qu'il était, il s'agissait d'un sentiment inouï, d'une excitation indéfinissable. En fait, lorsque la vieille lui avait adressé la parole pour la première fois, deux ou trois soirs plus tôt, ces trois femmes étaient déjà présentes et il se rappelait leurs visages, mais il n'avait alors rien éprouvé de particulier à leur égard. Et maintenant que ces mêmes "visages" se trouvaient face à ces têtes dans une même mansarde, ils le séduisaient singulièrement. Il observait les activités de ces trois femmes tour à tour. Celle qui était située le plus à droite accrochait une ficelle à une plaquette de bois et le nouait au chignon de la tête, mais si, par hasard, elle recevait une tête chauve, surnommée "tête de moine", elle perçait une oreille avec un poinçon et enfilait une ficelle dans le trou. L'aspect de la femme en train de percer l'oreille lui plaisait particulièrement. Mais la femme qui l'enivrait le plus était celle qui, assise au milieu, était chargée de laver les cheveux. C'était la plus jeune des trois, elle devait avoir seize ou dix-sept ans. Elle avait un visage rond et, malgré son inexpressivité, un grand naturel et du charme. Ce qui, en elle, attirait le plus le jeune garçon, c'était son léger sourire, qui se dessinait sur ses lèvres, de manière inconsciente, quand il lui arrivait de fixer la tête. A ce moment-là, une sorte de cruauté ingénue se lisait sur le visage de cette jeune fille. Les gestes de ses mains qui peignaient les cheveux étaient plus souples, plus gracieux que chez ses compagnes. De temps à autre, elle pressait sur une table un encensoir avec lequel elle parfumait les cheveux. Puis, après les avoir rassemblés, elle les nouait avec un fil de papier et elle tapotait le sommet de la tête avec l'arête du peigne, ce qui semblait obéir à un rite. Hôshimaru trouvait que son geste lui donnait une irrésistible beauté. ... [...]
 
Première vision de la "tête-de-femme" :

Citation :
[...] ... C'était la troisième nuit. Une fois qu'il fut arrivé dans la mansarde, Hôshimaru aperçut une étrange tête devant la jeune femme. Il s'agissait de la tête d'un guerrier de vingt-deux ou vingt-trois ans, mais curieusement, le nez manquait. Il n'avait pas des traits déplaisants, mais un teint très clair ; le devant du cuir chevelu avait été récemment rasé, et l'éclat noir de ses cheveux n'était pas moindre que celui de la chevelure de la jeune fille, qui l'avait floue dans le dos. Il avait dû être extraordinairement beau. Ses yeux et sa bouche étaient parfaitement dessinés et le contour de son visage avait une régularité remarquable qui, sous sa virilité, cachait une ligne gracieuse et, s'il y avait eu un nez raffiné au milieu de ce visage, la tête aurait ressemblé à celle d'une poupée signée par un artisan renommé. Mais pour une raison quelconque, le nez avait complètement disparu, sectionné par une lame tranchante, de la jointure des sourcils à la lèvre supérieure. S'il s'était agi d'un nez épaté à l'origine, son absence n'aurait pas semblé aussi ridicule mais, étant donné que ce visage sculptural au milieu duquel aurait dû se dresser une proéminence avait été mutilé de ce qui lui était essentiel, comme si on le lui avait arraché avec une spatule qui aurait laissé une plaie plate et rouge, cela conférait à cette tête un air plus bouffon que n'aurait eu un homme d'une ordinaire laideur. Après avoir peigné scrupuleusement les cheveux noir de jais de cette tête sans nez et après les avoir renoués, [la jeune fille] arborait son sourire coutumier en fixant le vide qu'avait laissé le nez au milieu du visage. Il est inutile de préciser que le garçon fut, comme d'habitude, fasciné par le sourire de la jeune fille mais l'émotion qu'il éprouva alors était plus forte que jamais : disons que le visage de la femme, tout illuminé par la joie et l'orgueil des vivants devant la tête mutilée du mort, incarnait la perfection de la beauté face à l'imperfection même. Ce n'était pas tout, car plus innocent et enfantin était son sourire, plus il pouvait paraître en ce moment empli d'ironique malice. Et cela ne fit qu'entraîner le tourbillon infini de l'imagination du garçon. Hôshimaru savait qu'il ne se repaîtrait jamais d'un tel spectacle et même, les images en faisaient naître d'autres, plus impatientes, conduisant son âme, à son insu, dans le doux pays des rêves. Il y vivait seul avec la femme ; il avait pris l'apparence de cette tête mutilée. Cette image le ravit et l'emplit d'un bonheur qu'il n'avait jamais connu. (...)

... l'appellation "tête-de-femme" venait de ce que, avec le nez seulement, il était impossible de distinguer s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme et qu'en effet, une tête sans nez n'était guère attirante, mais qu'un guerrier capable de couper trois ou quatre têtes d'ennemis ne pouvant transporter autant de têtes en même temps, il sectionnait le nez à titre de preuve et, une fois le combat terminé, il allait rechercher le cadavre pour le décapiter. Mais cela n'était permis que dans les cas les plus extrêmes. Il était rare d'avoir affaire à des "têtes-de-femmes" et c'était la première dont [la jeune fille] se fut occupée jusque là ; le garçon ne put [lui] soutirer ces renseignements qu'au prix d'une grande persévérance.

- "Rien n'est plus obscur que le coeur d'un homme. Si, à cette occasion, je n'avais pas rencontré cette fille, et si je n'avais pas vu cette "tête-de-femme", je ne me serais pas abandonné à ces forfaits abominables. A bien y réfléchir, l'origine de la honte de ma vie tient à ce que le visage de cette fille s'est ancré depuis cette nuit en mon coeur pour ne jamais le quitter," dit [par la suite le Seigneur de Musashi au moine Dôami, son biographe.]

Il ajouta :

- "Mais je résolus de lui procurer une autre "tête-de-femme", afin de la revoir sourire, et comme cette idée accaparait mon âme et mon coeur furieux, je me faufilai en secret en pleine nuit dans le camp ennemi." ... [...]
 

La Vie Secrète du Seigneur de Musashi - Tanizaki Jun'ichirô

Bushûkô Iwa
Traduction : René de Ceccatty & Ryôji Nakamura
Extraits

Personnages

Une bonne part de l'oeuvre de Tanizaki pourrait se lire comme un livre des perversions sexuelles qui viserait parfois à l'encyclopédie. Rien à voir cependant avec "Les Cent-Vingt Jours de Sodome" de notre DAF national : c'est que, à la différence de Sade, Tanizaki n'a jamais été emprisonné - et pendant des années - seul à seul avec ses fantasmes les plus excessifs, il n'a jamais été contraint de se colleter avec la folie et la frustration auxquelles sa condition d'éternel prisonnier, d'une geôle ou d'un asile, accula l'auteur français. Et puis, bien sûr, les deux hommes venaient d'une culture différente : la chape de plomb de l'idéologie judéo-chrétienne et son contrepied, l'athéisme enragé et blasphématoire, n'ont pesé ni dans un sens, ni dans l'autre, sur la vie et l'oeuvre de l'écrivain japonais.

D'une complexité sinueuse qu'alourdira encore, aux yeux du lecteur occidental, surtout s'il est peu au fait de l'Histoire du Japon, le contexte historique du roman, "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi" met en scène un aristocrate (non pas imaginaire, contrairement à ce qu'affirme la quatrième de couverture de l'édition Gallimard, mais qui, selon la courte préface de Tanizaki, aurait bel et bien existé) du XVIème siècle, contemporain vraisemblable - nulle date n'est indiquée avec précision - de l'époque Shengoku, ou "Ere des Provinces en guerre", qui s'étend du milieu du XVème siècle à la fin du XVIème.
Fils aîné d'un chef de guerre vaincu par le seigneur d'Ojika, le jeune Terukatsu est emmené en otage et mène, dans la château du vainqueur de son père, une vie plutôt confortable. Otage ou non, il reste le fils d'un haut personnage, qui plus est d'un guerrier, et doit être traité en conséquence. Le seigneur Ikkansaï lui donne d'ailleurs la même éducation qu'à son propre fils, Norishige. Et quand le château d'Ojika devient la cible d'une guerre menée par un autre seigneur en révolte, il n'est pas question que l'adolescent soit exposé à la fureur des assaillants. Il reste donc au coeur du palais, dans le dernier bastion, avec les autres otages d'Ojika, essentiellement des femmes et jeunes filles de bonne famille.

C'est à ces femmes que revient la tâche, chaque soir, de laver, peigner et étiqueter les têtes coupées des guerriers ennemis abattus. Ce qui apparaît au premier abord comme une corvée sanguinolente et répugnante s'accomplit en fait avec toute la majesté d'un rituel. Pas question pour ces femmes de maltraiter les têtes qu'on leur confie : maintenant qu'ils sont morts au combat, avant d'être des vaincus ou des trophées, ces objets sans corps sont avant tout des morts, qu'il faut traiter avec tout le respect nécessaire.

Pour distraire le jeune Terukatsu et surtout pour lui donner cet avant-goût du combat qu'on lui interdit si sévèrement, ce qui le frustre beaucoup, l'une des femmes emmène un soir l'enfant avec elle, dans le donjon. Spectacle et atmosphère ont de quoi frapper l'imagination d'un enfant comme celle d'un adulte : la lueur tremblotante des bougies, l'odeur du sang caillé montant dans les vapeurs de l'eau nécessaire à la toilette mortuaire, les effluves de l'huile parfumée et de l'encens utilisés pour oindre les chevelures repeignées et ces femmes, dont certaines sont si jeunes et si belles, en train de manipuler, avec précaution et comme avec tendresse, de leurs doigts blancs et fins, les têtes sans défense des guerriers morts au combat ...

Parmi celles-ci, de temps à autre, émerge ce que l'on nomme une "tête-de-femme", caractérisée par l'ablation du nez : le guerrier victorieux a coupé le nez du cadavre et l'a conservé par devers lui, un peu comme il l'aurait fait d'un scalp ou d'une paire d'oreilles, pour prouver le nombre d'ennemis abattus.

Tanizaki ne l'énonce pas ainsi mais c'est en voyant la plus jolie des jeunes filles présentes "s'occuper" de l'une de ces têtes au nez coupé que le jeune Terukatsu connaît sa première jouissance physique d'adolescent. A partir de cet instant, il lui deviendra impossible de dissocier la Mort, la passivité et la mutilation de l'excitation physique menant à l'épanouissement sexuel. Cette perversion inquiétante conditionnera sa vie d'adulte, que Tanizaki nous expose dans les deux autres tiers du roman, sur un fond de déchirements historiques absolument passionnant.

Même si "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi" est tenue par certains pour une oeuvre mineure de son auteur, le lecteur y trouve l'une des réflexions les plus fines menées par Tanizaki sur la part d'ombre de la sexualité et sur la déchéance qu'elle est susceptible d'engendrer chez celui qui en souffre. Guerrier courageux, vassal intègre, homme sensible, Terukatsu se transforme en un monstre d'égoïsme et de ruse lorsque le tenaille le besoin de satisfaire son obsession. Ses pulsions font de lui l'initiateur diabolique du drame que vont vivre dans l'ordre chronologique, le seigneur Yakushiji, la fille de celui-ci, dame Kyôki, devenue l'épouse d'Ojika Norishige, c'est-à-dire du fils de celui qu'elle croit être celui qui a profané le cadavre de son père, et enfin Shôsetsu, la toute jeune épouse de Terukatsu.

Quand on parle de la transformation du Seigneur de Musashi en monstre, il n'est évidemment pas question d'une double personnalité dans le style Dr Jekyll et Mr Hyde. Jamais, au grand jamais, Terukatsu ne sera soupçonné - si ce n'est par sa femme, peut-être - d'être autre chose et d'avoir vécu autrement qu'un guerrier et un aristocrate. Cet homme est passé maître dans l'art de l'hypocrisie et de la manipulation, ce qui s'avèrerait tolérable et même bienvenu sur le seul plan politique ou s'il voulait préserver la vie des siens, mais qui devient inacceptable et indigne de son rang et de ses ancêtres dès lors qu'il les emploie à des fins strictement individuelles. Au-delà de l'obsession sado-masochiste de son héros, c'est la trahison d'un certain idéal de fidélité et de rigueur que nous dépeint Tanizaki. Trahison impardonnable mais dont, jusqu'au bout, on ne saura pas ce qu'en pensait le Seigneur de Musashi, ni même s'il en avait conscience.