mercredi 1 octobre 2014

Tanizaki Jun'ichirô (II)

Désormais très demandé dans le monde de l'édition, Tanizaki se lance dans une production endiablée. En deux ans et demi, il publie dix-huit ouvrages et fait paraître cinq recueils de ses textes. L'argent rentre mais les relations familiales se dégradent. Le nouvel écrivain entend mener la vie bohème des artistes-nés. Il fréquente les maisons de thé et les quartiers des plaisirs et vit dans un état de surexcitation quasi-permanente.

En mai 1915, il fait cependant un effort pour se ranger. Il épouse Chiyo Ishikawa, une jeune geisha de dix-neuf ans. Une fille, Ayuko, naît quelques mois plus tard. Mais Tanizaki est loin d'être un père idéal, à vrai dire, il ne supporte pas l'enfant. En outre, il s'intéresse d'un peu trop près à sa belle-soeur, Seiko, qui vit avec eux. A ce singulier triangle amoureux, s'ajoute bientôt le poète lyrique Haruo Satô, qui, de son côté, tente de séduire Chiyo.

Cette situation sulfureuse perdurera près de quinze ans.
En 1930, Tanizaki fera annoncer dans les journaux la "cession" de son épouse, Chiyo, en faveur de son ami, Haruo Satô. Le monde artistique et littéraire, pourtant peu renommé pour sa pruderie, est choqué ...

Durant ces quinze années, Tanizaki a bien sûr poursuivi et perfectionné son écriture. Il n'a pas renoncé au rythme de production infernal qui le caractérisait depuis ses premiers succès. Romans, nouvelles, essais, pièces de théâtre et scénarios de cinéma, tout lui est bon. Et, tandis que les nationalismes s'exaspèrent un peu partout dans le monde, ses personnages se déchaînent dans des relations de plus en plus glauques, se trahissent les uns les autres sans aucun remords et s'entretuent sans se poser une seule question. Ce ne sont pas pour autant des monstres, nous affirme leur père : ils sont humains, c'est tout.  


Depuis le tremblement de terre qui a dévasté Tôkyô en 1923, Tanizaki vit à l'ouest du Japon, dans la région Kyôtô-Osaka-Kobe où il situera un certain nombre de ses romans, dont "Quatre Soeurs." Après son divorce avec Chiyo, il se remarie avec Tomiko Furukawa, une journaliste de vingt-et-ans sa cadette - il a quarante-cinq ans. Quatre ans plus tard, nouveau divorce et troisième mariage, avec celle en qui il voit sa muse, Matsuko Nezu.

La fin des années vingt et les années trente sont semées d'ouvrages d'une qualité exemplaire : "Manji / Svastika" et "Le Goût des Orties" en 1928, "Rangiku monogatari / Chrysanthème dans la tourmente" en 1930 et, pour la très agitée année 1931, "Yoshino" et "Mômoko monogatari / Le Récit de l'Aveugle." Toutes ces oeuvres ont en commun un narrateur à qui revient la tâche d'entraîner le lecteur au coeur du récit, un récit non linéaire puisqu'y interviennent extraits de journaux, photographies, témoignages tantôt historiques, tantôt fabriqués.

"Ashiraki / Le Coupeur de Roseaux"
, qui reprend le thème des deux soeurs amoureuses du même homme - un thème que Tanizaki connaissait bien - date de 1932. Le très célèbre "Neko to Shôzô to futari no onna / Le Chat, son maître et ses deux maîtresses" est un peu plus vieux (1936) et forme dans cet univers hanté par le sexe et le drame une réjouissante bulle de gaieté et d'humour. 


 A l'approche de ses cinquante ans, Tanizaki se lance dans une entreprise mémorable : il décide de traduire en japonais moderne ce véritable monument de la littérature nippone qui s'intitule "Genji monogatari / Le Dit de Genji" et qui fut écrit au XIème siècle par une dame de la Cour impériale. Le thème en est les divers aspects de la vie amoureuse d'une sorte de don Juan à la mode japonaise, Genji.

A cette époque, seuls les ouvrages nationalistes ou patriotiques sont bien vus par la censure. On devine donc les problèmes rencontrés par Tanizaki non seulement dans la publication de sa traduction mais aussi dans celle de ses oeuvres personnelles. "Sasameyuki / Bruine de Neige", aussi traduit sous le nom de "Quatre Soeurs", l'ouvrage le plus long de son auteur, qui conte les problèmes rencontrés par une famille pour marier ses deux filles cadettes, est carrément interdit pour cause de frivolité intolérable. Il faut dire que Tanizaki se paie le luxe de n'y évoquer que par deux fois la guerre sino-japonaise. Encore est-ce sous le terme, très édulcoré, de "les incidents de Chine." Pour un roman dont une bonne partie se déroule dans les années trente et au tout début des années quarante, c'est un véritable tour de force - et un pied-de-nez incontestable au régime.

Seul avantage : on ne pourra jamais accuser Tanizaki d'avoir soutenu la propagande impériale de l'époque.
Aussi, la paix revenue et les Américains ayant planté leurs tentes d'occupants, peut-il continuer tranquillement à écrire sur les fantasmes, les siens et ceux des autres. Les années cinquante sont celles de "La Mère du général Shigemoto" et de "Kagi / La Clef ou La Confession impudique." Dans ce dernier, l'auteur évoque le désir sexuel chez un couple et crée un nouveau scandale car, mariés ou pas, ses personnages se complaisent toujours autant dans des relations complexes et machiavéliques. En 1959, il sort par contre un roman d'une tonalité très différente, centré sur l'adoration de la Mère : "Home no ukihashi / Le Pont Flottant des Songes."

Les années soixante s'annoncent moins clémentes. Toutefois, de sa souffrance physique et de son obsession de la Mort, l'écrivain tire un ultime roman, "Journal d'un vieux fou", qui sort en 1961. Suivront quelques essais, puis, le 30 juillet 1965, Tanizaki Jun'ichirô meurt à Tôkyô.
Gallimard a publié ses textes dans la collection "La Pléiade". Vous les trouverez aussi en collection de poche. Une oeuvre à ne pas manquer, surtout.

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