mercredi 1 octobre 2014

La Vie Secrète du Seigneur de Musashi - Tanizaki Jun'ichirô

Bushûkô Iwa
Traduction : René de Ceccatty & Ryôji Nakamura
Notre Opinion

Personnages

Première rencontre du Seigneur de Musashi avec son obsession - il a treize ans :
Citation :
[...] ... [Les femmes] étaient au nombre de cinq. Trois d'entre elles avaient posé chacune une tête devant elles, aidées des deux autres. L'une des trois versa de l'eau chaude dans un baquet et lava [l'une des têtes], secondée par une assistante, après quoi elle posa la tête sur un plateau, qu'elle passa à sa voisine. La deuxième se mit à peigner la tête ; la troisième accrocha une étiquette à son tour. C'était dans cet ordre que leur travail se déroulait. A la fin, les têtes étaient alignées sur une longue planche de bois, derrière les trois femmes. Pour les empêcher de tomber, des clous dépassaient, sur lesquels les têtes étaient fichées.

Entre les trois femmes, deux lampes avaient été posées, qui éclairaient assez bien la pièce : comme il s'agissait d'une mansarde dont on touchait le plafond de la tête, Hôshimaru [nom porté par Terukatsu avant son entrée dans l'âge d'homme] pouvait englober d'un seul regard le spectacle. Il n'était pas choqué outre mesure par les têtes elles-mêmes, mais il éprouvait un mystérieux intérêt pour le contraste qui opposait les têtes et les trois femmes, car les doigts des mains qui manipulaient les têtes paraissaient étonnamment vifs, blancs, séduisants, par rapport à la couleur morte de la peau des têtes. Pour déplacer les têtes, elles formaient un chignon des cheveux qu'elles tiraient à plusieurs reprises : une tête d'homme était relativement lourde pour des mains de femmes et elles devaient enrouler les cheveux en plusieurs cercles autour de leurs poignets. Cela donnait à leurs mains une beauté singulière et un pouvoir de fascination envoûtant à leur visage qui, dans leur activité mécanique, était privé d'expression, froid comme une pierre, et laissait croire qu'elles n'éprouvaient rien, mais qui, par rapport à l'absence réelle de sensation des têtes, créait une impression tout autre. Pour les têtes de morts, l'impassibilité avait quelque chose de grotesque, alors que les visages étaient rendus sublimes par leur impassibilité même. Ces femmes, pour ne pas manquer de respect à des morts, ne traitaient jamais les têtes avec violence. Elles se comportaient avec les gestes les plus courtois, désuets, gracieux.

Pendant un moment, Hôshimaru s'abandonna à une imprévisible extase. Il ne devait se rendre compte que bien plus tard de quel type d'émotion il s'agissait là car, pour l'heure, il ne s'en doutait pas. Pour le jeune garçon qu'il était, il s'agissait d'un sentiment inouï, d'une excitation indéfinissable. En fait, lorsque la vieille lui avait adressé la parole pour la première fois, deux ou trois soirs plus tôt, ces trois femmes étaient déjà présentes et il se rappelait leurs visages, mais il n'avait alors rien éprouvé de particulier à leur égard. Et maintenant que ces mêmes "visages" se trouvaient face à ces têtes dans une même mansarde, ils le séduisaient singulièrement. Il observait les activités de ces trois femmes tour à tour. Celle qui était située le plus à droite accrochait une ficelle à une plaquette de bois et le nouait au chignon de la tête, mais si, par hasard, elle recevait une tête chauve, surnommée "tête de moine", elle perçait une oreille avec un poinçon et enfilait une ficelle dans le trou. L'aspect de la femme en train de percer l'oreille lui plaisait particulièrement. Mais la femme qui l'enivrait le plus était celle qui, assise au milieu, était chargée de laver les cheveux. C'était la plus jeune des trois, elle devait avoir seize ou dix-sept ans. Elle avait un visage rond et, malgré son inexpressivité, un grand naturel et du charme. Ce qui, en elle, attirait le plus le jeune garçon, c'était son léger sourire, qui se dessinait sur ses lèvres, de manière inconsciente, quand il lui arrivait de fixer la tête. A ce moment-là, une sorte de cruauté ingénue se lisait sur le visage de cette jeune fille. Les gestes de ses mains qui peignaient les cheveux étaient plus souples, plus gracieux que chez ses compagnes. De temps à autre, elle pressait sur une table un encensoir avec lequel elle parfumait les cheveux. Puis, après les avoir rassemblés, elle les nouait avec un fil de papier et elle tapotait le sommet de la tête avec l'arête du peigne, ce qui semblait obéir à un rite. Hôshimaru trouvait que son geste lui donnait une irrésistible beauté. ... [...]
 
Première vision de la "tête-de-femme" :

Citation :
[...] ... C'était la troisième nuit. Une fois qu'il fut arrivé dans la mansarde, Hôshimaru aperçut une étrange tête devant la jeune femme. Il s'agissait de la tête d'un guerrier de vingt-deux ou vingt-trois ans, mais curieusement, le nez manquait. Il n'avait pas des traits déplaisants, mais un teint très clair ; le devant du cuir chevelu avait été récemment rasé, et l'éclat noir de ses cheveux n'était pas moindre que celui de la chevelure de la jeune fille, qui l'avait floue dans le dos. Il avait dû être extraordinairement beau. Ses yeux et sa bouche étaient parfaitement dessinés et le contour de son visage avait une régularité remarquable qui, sous sa virilité, cachait une ligne gracieuse et, s'il y avait eu un nez raffiné au milieu de ce visage, la tête aurait ressemblé à celle d'une poupée signée par un artisan renommé. Mais pour une raison quelconque, le nez avait complètement disparu, sectionné par une lame tranchante, de la jointure des sourcils à la lèvre supérieure. S'il s'était agi d'un nez épaté à l'origine, son absence n'aurait pas semblé aussi ridicule mais, étant donné que ce visage sculptural au milieu duquel aurait dû se dresser une proéminence avait été mutilé de ce qui lui était essentiel, comme si on le lui avait arraché avec une spatule qui aurait laissé une plaie plate et rouge, cela conférait à cette tête un air plus bouffon que n'aurait eu un homme d'une ordinaire laideur. Après avoir peigné scrupuleusement les cheveux noir de jais de cette tête sans nez et après les avoir renoués, [la jeune fille] arborait son sourire coutumier en fixant le vide qu'avait laissé le nez au milieu du visage. Il est inutile de préciser que le garçon fut, comme d'habitude, fasciné par le sourire de la jeune fille mais l'émotion qu'il éprouva alors était plus forte que jamais : disons que le visage de la femme, tout illuminé par la joie et l'orgueil des vivants devant la tête mutilée du mort, incarnait la perfection de la beauté face à l'imperfection même. Ce n'était pas tout, car plus innocent et enfantin était son sourire, plus il pouvait paraître en ce moment empli d'ironique malice. Et cela ne fit qu'entraîner le tourbillon infini de l'imagination du garçon. Hôshimaru savait qu'il ne se repaîtrait jamais d'un tel spectacle et même, les images en faisaient naître d'autres, plus impatientes, conduisant son âme, à son insu, dans le doux pays des rêves. Il y vivait seul avec la femme ; il avait pris l'apparence de cette tête mutilée. Cette image le ravit et l'emplit d'un bonheur qu'il n'avait jamais connu. (...)

... l'appellation "tête-de-femme" venait de ce que, avec le nez seulement, il était impossible de distinguer s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme et qu'en effet, une tête sans nez n'était guère attirante, mais qu'un guerrier capable de couper trois ou quatre têtes d'ennemis ne pouvant transporter autant de têtes en même temps, il sectionnait le nez à titre de preuve et, une fois le combat terminé, il allait rechercher le cadavre pour le décapiter. Mais cela n'était permis que dans les cas les plus extrêmes. Il était rare d'avoir affaire à des "têtes-de-femmes" et c'était la première dont [la jeune fille] se fut occupée jusque là ; le garçon ne put [lui] soutirer ces renseignements qu'au prix d'une grande persévérance.

- "Rien n'est plus obscur que le coeur d'un homme. Si, à cette occasion, je n'avais pas rencontré cette fille, et si je n'avais pas vu cette "tête-de-femme", je ne me serais pas abandonné à ces forfaits abominables. A bien y réfléchir, l'origine de la honte de ma vie tient à ce que le visage de cette fille s'est ancré depuis cette nuit en mon coeur pour ne jamais le quitter," dit [par la suite le Seigneur de Musashi au moine Dôami, son biographe.]

Il ajouta :

- "Mais je résolus de lui procurer une autre "tête-de-femme", afin de la revoir sourire, et comme cette idée accaparait mon âme et mon coeur furieux, je me faufilai en secret en pleine nuit dans le camp ennemi." ... [...]
 

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