samedi 27 septembre 2014

Yumeno Kyûsaku

Pour comprendre, ou plutôt essayer de comprendre, « Dogra Magra » - qu’il convient, d’après ce que j’ai pu glaner, de prononcer « Dogura Magura » - il faut s’attacher à la vie de son auteur. Yumeno Kyûsaku était déjà un pseudonyme que choisit, en temps voulu, Sugiyama Naoki, fils aîné d’un individu assez étrange, nommé Sugiyama Shigemaru. Le père du futur Yumeno mena en effet, et souvent de front, toute une foule d’activités, dont celle de directeur de journal et d’agitateur politique. Quant à la mère de l’enfant – dont la silhouette évanouie explique en partie le caractère masochiste des héroïnes de son roman-clef – elle fut répudiée par ses beaux-parents. On était alors en 1891.

Dès l’année suivante – il a alors trois ans – et sur ordre de son grand-père, l’enfant suit des cours de nô, soutenue par une lecture systématique des « Analectes » de Confucius. C’est un élève doué qui manifeste également une grande facilité pour le dessin. Dans ces conditions, comment s’étonner que, vers les 16 ans, le jeune Naoki envisage une carrière théâtrale ou artistique ? Son père s’y oppose violemment et, devant ce refus sans appel, Naoki, en dépit d’une santé fragile, s’engage dans l’armée impériale.

C’est encore son père qui, plus tard, oppose son veto aux études littéraires qu’il envisage de commencer à Tokyo. Voilà le jeune homme expédié dans une ferme familiale, avec ordre de l’exploiter. Vers la même époque, sa belle-mère se met en tête de le priver de ses droits d’aînesse, au bénéfice de son propre fils. Pour ce faire, elle tente de faire passer Naoki pour fou.


Et le père dans tout ça ? Il demeure muet, à la limite de l’indifférence, il laisse faire, tout tranquillement. Le futur romancier ne doit son salut qu’à son volontariat passé dans l’Armée impériale : quiconque a demandé à servir volontairement l’Empereur ne peut en effet être considéré comme un malade mental. Il en profite pour disparaître dans la Nature et tenter de se refaire santé et existence à Tokyo.

Un meurtre dont il est le témoin et plus encore l’indifférence avec laquelle la presse accueille cet assassinat déclanchent en lui une sorte de crise spirituelle qui l’amène à se faire moine zen. Il devient Sugiyama Taidô et comme ce nom figure sur sa fiche d’Etat-Civil, on peut penser que, pour se plier aux exigences de son père et de sa belle-mère sans perdre la face, il n’a rien fait pour rectifier l’erreur.
Le décès de son demi-frère le frappe alors qu’il parcourt le Japon en qualité de moine itinérant. Cette annonce est suivie par un télégramme de son père, lui demandant de revenir : Naoki est désormais le seul à pouvoir assurer le culte des ancêtres lorsque son père mourra à son tour. Sans enthousiasme et lourd de misanthropie rentrée, il se soumet et rejoint sa famille.
 Ce retour va cependant lui permettre de pousser la porte du monde des lettres : c’est en effet dans le journal dont son père est directeur qu’il publie son premier texte, sur le Nô. Il poursuit par d’autres articles mais, chez son père et en accord avec cette ligne sadique observée par son géniteur à son endroit, il ne sera toujours que très faiblement payé. Aussi se tourne-t-il vers d’autres revues, telle « Shinseinen » qui, en 1926, lui décerne un prix pour sa nouvelle « Le Tambour d’Ayakashi. » Le pseudo Yumeno Kyûsaku (= celui qui rêve, qui ne vaut pas grand chose) apparaît ce jour-là, inspiré par une critique que le père – toujours lui – avait émise sur le manuscrit.

« Shinseinen » étant spécialisée dans le récit policier façon Edgar Poe, Yumeno va utiliser ce genre précis pour nombre de nouvelles (« Le Visage d’un Homme », « L’Enfer dans la Bouteille ») qui sont loin d’être des énigmes classiques. Voici d’ailleurs comment l’écrivain concevait le genre policier :
Citation :
« Le roman policier orthodoxe, c’est une forme pure, qui poursuit la tradition primitive du roman policier. Moi, ce que je pense, c’est qu’une forme pure, c’est comme un diamant. Nous avons besoin de faire retour et de nous rappeler de temps en temps le goût de la forme pure. [...] (Sources : Nakajima Kawatarô, préface à "Docteur Chien", 1976).

Ellroy n'aurait pas mieux dit.

Dès cette époque, Yumeno planche sur « Dogra Magra » qu’il ne publiera qu’un an avant de mourir, en 1935. Cette année-là le délivre également de son père. Mais alors qu’il est occupé à régler les affaires paternelles à Tokyo, en pleine conversation, le 11 mars 1936, Yumeno Kyûsaku décède lui aussi, d’une hémorragie cérébrale. Il avait quarante-sept ans.

Tombée dans l’oubli pendant près de trente ans, son œuvre ressurgit au début des années soixante, grâce à l’enthousiasme du philosophe japonais Tsurumi Shunsuke qui n’hésite pas à le comparer à Kafka. Pour cet intellectuel, il est clair que le genre policier recouvre ici d’un faux manteau de conformisme une œuvre particulièrement riche en réflexions sur la vie, la Mort et le sens de l’existence en général. Les expériences malheureuses dont fut tissé l'essentiel de la vie de son auteur y reviennent également comme références incessantes, en un curieux "effet de boucle" qui rappelle un kaléidoscope frappé de folie. "Dogra Magra" suffirait d'ailleurs à en convaincre n'importe quel lecteur.

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