samedi 27 septembre 2014

Au Coeur des Ténèbres - Joseph Conrad

Heart of Darkness
Introduction, traduction, notes, chronologie et bibliographie : Jean-Jacques Mayoux


ISBN : 9782081285965

Notre Opinion
Personnages

Citation :
[...] ... Je ne veux pas faire croire que ce vapeur était tout le temps à flot. Plus d'une fois, il a dû passer pour un temps à gué, avec vingt cannibales barbotant autour et poussant. Nous avions enrôlé quelques uns de ces gaillards en route comme équipage. Très bien, les cannibales, à leur place. C'étaient des hommes avec qui on pouvait travailler et je leur suis reconnaissant. Et après tout ils ne se mangeaient pas l'un l'autre sous mon nez. Ils avaient apporté une provision de viande d'hippopotame, qui pourrit, et qui fit puer dans mes narines le mystère de la brousse. Pouah ! Je la renifle encore. J'avais le Directeur à bord et trois ou quatre pèlerins, avec leurs bâtons - rien n'y manquait. Parfois nous tombions sur un poste proche de la berge, accroché aux basques de l'inconnu, et les Blancs, accourant d'une masure croulante, avec de grands gestes de joie, de surprise, de bienvenue, semblaient tout étranges, ayant l'air d'être tenus là captifs par un enchantement. Le mot ivoire retentissait dans l'air un moment - et nous repartions, dans le silence, sur des étendues vides, tournant autour de courbes endormies, entre les hautes murailles de notre sinueux parcours, réverbérant en roulements sourds le lourd battement de la roue arrière. Des arbres, des arbres, des millions d'arbres, massifs, immenses, jaillissant très haut ; et à leur pied, serrant la rive à contre-courant, se traînait le petit vapeur encrassé, comme un bousier paresseux rampant sur le sol d'un noble portique. On se sentait tout petit, tout perdu, et pourtant, ce n'était pas absolument déprimant, cette sensation. Après tout, si on était petits, le bousier crasseux avançait - ce qui était exactement ce qu'on voulait. Vers où, dans l'imagination des pèlerins, je ne sais. Quelque endroit où ils espéraient quelque profit, je gage ! Pour moi il se traînait vers Kurz, exclusivement. Mais quand les conduites du vapeur se mirent à fuir, nous nous traînâmes fort lentement. Une longueur de fleuve s'ouvrait devant nous et se refermait derrière nous, comme si la forêt avait tranquillement traversé l'eau pour nous barrer le passage au retour. Nous pénétrions de plus en plus profondément au coeur des ténèbres. Quelle quiétude il y régnait ! La nuit parfois le roulement des tamtams derrière le rideau d'arbres remontait le fleuve et restait vaguement soutenu, planant en l'air bien au-dessus de nos têtes, jusqu'à l'aube. S'il signifiait guerre, paix ou prière, nous n'aurions su dire. Les aurores étaient annoncées par la tombée d'une froide immobilité ; les coupeurs de bois dormaient, leurs feux brûlaient bas ; le craquement d'un rameau faisait sursauter. Nous étions des errants sur la terre préhistorique, sur une terre qui avait l'aspect d'une planète inconnue. Nous aurions pu nous prendre pour les hommes prenant possession d'un héritage maudit à maîtriser à force de profonde angoisse et de labeur immodéré. Mais soudain, comme nous suivions péniblement une courbe, survenait une vision de murs de roseaux, de toits d'herbe pointus, un explosion de hurlements, un tourbillon de membres noirs, une masse de mains battantes, de pieds martelant, de corps ondulant, d'yeux qui roulaient ... sous les retombées du feuillage lourd et immobile. Le vapeur peinait lentement à longer le bord d'une noire et incompréhensible frénésie. L'homme préhistorique nous maudissait, nous accueillait, nous implorait - qui pourrait le dire ? Nous étions coupés de la compréhension de notre entourage ; nous le dépassions en glissant comme des fantômes, étonnés et secrètement horrifiés, comme des hommes sains d'esprit feraient devant le déchaînement enthousiaste d'une maison de fous. Nous ne pouvions pas comprendre parce que nous étions trop loin et que nous ne nous rappelions plus, parce que nous voyagions dans la nuit des premiers âges, de ces âges disparus sans laisser à peine un signe et nul souvenir. ... [...]
 
 
Citation :
[...] ... Je braquai mes jumelles sur la maison [de Kurz]. Il n'y avait pas signe de vie, mais on voyait le toit en ruine, le long mur de pisé se montrant au-dessus des herbes, avec trois petits carrés de fenêtres, tous de taille différente ; tout cela mis à portée de ma main, pour ainsi dire. Puis je fis un mouvement brusque, et l'un des piquets qui restaient de cette palissade disparue surgit dans le champ des jumelles. Vous vous rappelez que je vous avais dit que j'avais été frappé à distance par certains efforts d'ornementation, assez remarquables dans l'aspect ruiné de l'endroit. Maintenant je voyais soudain de plus près, et le premier effet fut de me faire rejeter la tête en arrière comme pour esquiver un coup. Puis je passai soigneusement de piquet en piquet avec mes jumelles, et je constatai mon erreur. Ces boules rondes n'étaient pas ornementales mais symboliques ; elles étaient expressives et déconcertantes, frappantes et troublantes - de quoi nourrir la pensée et aussi les vautours s'il y en avait eu à regarder du haut du ciel. Mais, en tous cas, telles fourmis qui seraient assez entreprenantes pour monter au piquet. Elles auraient été encore plus impressionnantes, ces têtes ainsi figées, si les visages n'avaient pas été tournés vers la maison. Une seule, la première que j'avais distinguée, regardait de mon côté. Je ne fus pas aussi choqué que vous pouvez le penser. Mon sursaut en arrière n'avait été, réellement, qu'un mouvement de surprise. Je m'étais attendu à voir une boule de bois, comprenez-vous. Je retournai délibérément à la première repérée - et elle était bien là, noire, desséchée, ratatinée, les paupières closes - une tête qui semblait dormir en haut de ce piquet, et avec les lèvres sèches et rentrées qui montraient les dents en une étroite ligne blanche, souriait, aussi, souriait continûment de quelque rêve interminable et jovial dans son sommeil éternel.

Je ne révèle pas de secrets commerciaux. En fait, le Directeur devait dire que les méthodes de M. Kurz avaient perdu ce district. Je n'ai pas d'opinion sur ce point mais je voudrais que vous compreniez clairement qu'il n'était guère profitable que ces têtes soient là. Elles montraient seulement que M. Kurz manquait de mesure dans la satisfaction de ses passions variées, que quelque chose manquait chez lui - une petite chose qui, quand le besoin se faisait urgent, ne se trouvait pas sous sa magnifique éloquence. S'il était lui-même conscient de cette déficience, je ne saurais dire. Je pense que cette connaissance lui vint à la fin - seulement tout à la fin. En revanche la brousse sauvage l'avait trouvé de bonne heure et avait tiré de lui une terrible vengeance après sa fantastique invasion. Elle lui avait murmuré je crois des choses sur lui-même qu'il ne savait pas, des choses dont il n'avait idée tant qu'il n'eut pas pris conseil de cette immense solitude - et le murmure s'était montré d'une fascination irrésistible. Il avait éveillé des échos sonores en lui parce qu'il était creux à l'intérieur ... Je posai les jumelles et la tête qui avait paru assez proche pour qu'on lui parle sembla aussitôt avoir bondi loin de moi, passant dans un lointain inaccessible. ... [...]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire