jeudi 18 septembre 2014

L'Ensorcelée - Jules Barbey d'Aurevilly

Préface, Chronologie, Notes & Variantes, Bibliographie : Jacques Petit

ISBN : Non Indiqué

Notre Opinion
Personnages


Citation :
[...] Dans l'opinion de tout le pays, [le passage de la lande de Lessay] était un passage redoutable. Quand, de Saint-Sauveur-le-Vicomte, cette bourgade jolie comme un village d'Ecosse et qui a vu Du Guesclin défendre son donjon contre les Anglais, ou du littoral de la presqu'île, on avait affaire à Coutances et que, pour arriver plus vite, on voulait prendre la traverse, car la route départementale et les voitures publiques n'étaient pas de ce côté, on s'associait plusieurs pour passer la terrible lande ; et c'était si bien en usage qu'on citait longtemps comme des téméraires, dans les paroisses, les hommes, en très petit nombre, il est vrai, qui avaient passé seuls, de nuit ou de jour, à Lessay.

On parlait vaguement d'assassinats qui s'y étaient commis à d'autres époques. Et vraiment un tel lieu prêtait à de telles traditions. Il aurait été difficile de choisir une place plus commode pour détrousser un voyageur ou pour dépêcher un ennemi. L'étendue, devant et autour de soi, était si considérable et si claire, qu'on pouvait découvrir de très loin, pour les éviter ou les fuir, les personnes qui auraient pu venir au secours des gens attaqués par les bandits de ces parages, et, dans la nuit, un si vaste silence aurait dévoré tous les cris qu'on aurait poussés dans son sein. Mais ce n'était pas tout.

Si l'on en croyait les récits des charretiers qui s'y attardaient, la lande de Lessay était le théâtre des plus singulières apparitions.
Dans le langage du pays, il y revenait. Pour ces populations musculaires, braves et prudentes, qui s'arment de précautions et de courage contre un danger tangible et certain, c'était là le côté véritablement sinistre et menaçant de la lande, car l'imagination continuera d'être, d'ici longtemps, la plus puissante réalité qu'il y ait dans la vie des hommes. Aussi, cela seul, bien plus que l'idée d'une attaque nocturne, faisait trembler le pied de frêne dans la main du plus vigoureux gaillard qui se hasardait à passer Lessay à la tombée. Pour peu surtout qu'il se fût amusé autour d'une chopine ou d'un pot, au Taureau Rouge, un cabaret d'assez mauvaise mine, qui se dressait, sans voisinage, sur le nu de l'horizon, du côté de Coutances, il n'était pas douteux que le compère ne vît dans le brouillard de son cerveau et les tremblantes lignes de ces espaces solitaires, nués des vapeurs du soir ou blancs de rosée, de ces choses qui, le lendemain, dans ses récits, devaient ajouter à l'effrayante renommée de ces lieux déserts. ... [...]
 
 
Citation :
[...] ... - Je ne me souviens pas - disait Pierre Cloud - d'avoir eu jamais bien grand peur dans ma vie, mais cette fois j'étais épanté. J'entendais une voix qui me disait tout bas : "En v'là assez, garçon !" et qui m'conseillait de m'en aller. Mais j'étais fiché comme un poteau en terre, à ce damné portail, et j'étais ardé du désir de voir ... Il n'y avait que lui [= l'abbé de La Croix-Jugan] à l'autel ... Ni répondant, ni diacre, ni choeuret. Il était seul. Il sonna lui-même la clochette d'argent qui était sur les marches quand il commença l'Introibo. Il se répondait à lui-même comme s'il avait été deux personnages ! Au Kyrie eleison, il ne chanta pas ... C'était une messe basse qu'il disait ... et il allait vite. Moi, je ne pensais rien qu'à regarder. Toute ma vie se ramassait dans ce trou de portail ... Tout-à-coup, au premier Dominus vobiscum qui l'obligea à se retourner, je fus forcé de me fourrer les doigts dans les trous qui vironnaient celui par lequel je guettais, pour ne pas tomber à la renverse ... Je vis que sa face était encore plus horrible qu'elle n'avait été de son vivant, car elle était toute semblable à celles qui roulent dans les cimetières quand on creuse les vieilles fosses et qu'on y déterre d'anciens os. Seulement les blessures qui avaient foui la face de l'abbé étaient engravées dans ses os. Les yeux seuls y étaient vivants, comme dans une tête de chair, et ils brûlaient comme deux chandelles. Ah ! je crus qu'il voyait mon oeil à travers le trou du portail, et que leur feu allait m'éborgner, en me brûlant ... Mais j'étais endiablé de voir jusqu'au bout ... et je regardais ! Il continua de marmotter sa prière, se répondant toujours et sonnant aux endroits où il fallait sonner ; mais pus il s'avançait, pus il se troublait ... Il s'embarrassait, il s'arrêtait ... On eût gagé qu'il avait oublié sa science ... Vère ! i' n'savait pus ! Néanmoins il allait encore, buttant à tout mot comme un bègue, et reprenant ... quand, arrivé à la préface, il s'arrêta court ... Il prit sa tête de mort dans ses mains d'esquelette, comme un homme perdu qui cherche à se rappeler une chose qui peut le sauver et qui ne se la rappelle pas ! ... Une sorte de courroux lui creva la poitrine ... Il voulut consacrer mais il laissa choir le calice sur l'autel ... Il le touchait comme s'il lui eût dévoré les mains. Il avait l'air de devenir fou. Vère ! un mort fou ! Est-ce que les morts peuvent devenir fous jamais ? ... [...]

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