jeudi 18 septembre 2014

L'Ensorcelée - Jules Barbey d'Aurevilly

Préface, Chronologie, Notes & Variantes, Bibliographie : Jacques Petit

ISBN : Non Indiqué

Extraits
Personnages



Après "Les Diaboliques" et avant "Une Vieille Maîtresse", "L'Ensorcelée" est probablement le roman le plus connu de Barbey. C'est en tous cas, au niveau de la construction narrative ainsi que pour l'utilisation du fantastique dans l'histoire, un roman pour ainsi dire parfait. S'ajoute à ces caractéristiques, et c'est la première fois, une dimensions historique, celle de la Chouannerie vendéenne, qui contribue à donner à cette "Ensorcelée" une épaisseur de trame qui nous confirme que l'écrivain s'est enfin trouvé et qui sait où il va.

Nous avons eu déjà l'occasion de le faire remarquer : Barbey d'Aurevilly est un conteur né. Il aime lorsque les récits s'enchâssent l'un dans l'autre, lorsqu'une voix succède à une autre, ce qui lui permet, comme dans "Une Vieille Maîtresse", de faire entendre au lecteur des points de vue différents, voire contradictoires, dans le but, non avoué mais évident, de l'inciter à trouver lui-même sa propre voie.

"L'Ensorcelée" débute ainsi par le récit d'un premier narrateur, en qui l'on discerne sans peine, même s'il s'efface pendant la plus grande partie du récit, le "maître du jeu" qui va bâtir en fait le roman et ordonner sa construction dans le sens voulu par l'auteur. Est-on obligé d'y voir Barbey ? Certainement moins qu'à l'habitude, le personnage n'ayant absolument pas les effets dandys qui sont propres à ses incarnations habituelles : Barbey n'intervient ici qu'à titre de créateur, un créateur hanté à l'époque par l'idée d'écrire plusieurs romans historiques à la Walter Scott, se déroulant au coeur de sa région natale, la Normandie. Nous sommes loin, très loin des salons parisiens et de leur élégante préciosité. L'écrivain va même jusqu'à utiliser ici toute une foule d'expressions pâtoisantes qui font d'ailleurs très "couleur locale" et comblent le lecteur tant elles sont toujours fort bien amenées.

A ce narrateur d'origine normande mais qui ne fait que passer dans son pays d'origine, se substitue très vite maître Louis Tainnebouy, riche fermier cotentinais avec qui il traverse de nuit une lande dotée d'une très mauvaise réputation (brigands et apparitions diverses, en gros), la lande de Lessay. C'est Tainnebouy qui, sa jument s'étant blessée au sabot, va, durant les heures de repos forcé qu'il passera sur la lande avec son compagnon, nous conter la mystérieuse histoire de l'abbé de la Croix-Jugan dont, pour son malheur, va tomber amoureuse Jeanne-Madelaine Le Hardouey, née de Feuardent - tout un programme. Wink  Pour son malheur disons-nous car la jeune femme est retrouvée un jour noyée dans un lavoir. Meurtre ou suicide ? On pencherait volontiers pour le dernier mais il y a à vrai dire tant de tensions, tant de bizarreries dans l'air ambiant, tant de commérages aussi sans oublier la foule de non-dits mais surtout de "trop-dits" et de sous-entendus, que le premier n'est peut-être pas à écarter tout-à-fait ...

Au lecteur de se faire son opinion. De même, lui faudra-t-il choisir entre le paranormal carrément malveillant et le pragmatisme le plus sûr de sa science s'il lui prend fantaisie de vouloir expliquer ces pâtres-bohémiens qui vont et viennent sur la lande, chassés de partout ou presque et maudissant solennellement à tour de bras quiconque leur porte tort - Madelaine, tout comme son époux, avait reçu cette malédiction - et surtout ce que Barbey voulut un temps donner comme titre à son roman, c'est-à-dire "la messe de l'Abbé de la Croix-Jugan", une messe spectrale, une messe qui célèbre plus la damnation d'une âme que sa rédemption, une messe qui se déroule dans un flamboiement rougeâtre des plus spectaculaires et à laquelle assista une nuit - troisième récit, celui-là indirect, qui apporte à "L'Ensorcelée" sa touche finale et somptueusement infernale - le malheureux Pierre Cloud, lequel avait été mêlé d'assez près à l'affaire des Le Hardouey.

Pierre Cloud, reconnaissons-le, ne s'endormait pas devant les bonnes chopines.    Mais doit-on pour autant taxer ses dires de billevisées d'ivrogne ? ...  

Barbey a passé tout son roman à nous préparer à cette fin. Il a fait monter crescendo en un premier temps le malaise simple, qui vous donne un petit frisson, mais sans plus, avant d'embrayer avec l'angoisse franche, qui vous glace les réflexes et le raisonnement, les deux marinant dans l'horreur, celle-là bien réelle (oh ! que c'est habile, cette réalité sauvage, impitoyable, gorgée de violence, qui a conduit un homme deux fois aux abîmes de la Mort avant de le ramener à la vie, changé à jamais - ou peut-être inchangé au contraire, ce qui se révèlerait bien pire drunken ) puisqu'elle est due aux excès de la guerre civile, qui, en l'An VI de la République française, s'abat sur le destin de La Croix-Jugan, personnage aussi fascinant que rebutant. Non en raison de ses traits complètement défigurés mais plutôt parce qu'il semble que son âme - ou son esprit, là aussi, choisissez ce qui vous gêne le moins  Evil or Very Mad - ait été,  dès le départ, marquée par le sceau du Mal. Un Mal au sens large, un Mal qu'on préfère ne pas avoir à définir, le Mal abstrait à l'état pur dont la puissance presse comme un citron quiconque se laisse séduire par lui avant de le rejeter en le vouant au suicide ... ou au crime. L'abbé de la Croix-Jugan, qui parle si peu, est en lui-même - et restera - un mystère car Barbey ne lui donne jamais l'occasion de nous exprimer son point de vue : le faire eût sans aucun doute privé le personnage des trois-quarts de, sinon de toute, son authenticité.

Fait exceptionnel, ce "Méchant" - le plus achevé de son auteur - qui tient pourtant du bon vieux mélodrame par bien des points dont son impassibilité de surhomme avant l'heure, ne nous paraît jamais outrancier ou incroyable, et certainement pas ridicule. Plus on s'enfonce dans le roman, plus La Croix-Jugan nous fait peur. Même si l'on ne sait absolument pas où il est allé ni ce qu'il a réellement fait ou pas, l'orgueil luciférien que nous lui découvrons, constante de son caractère jusque sous les baïonnettes des Bleus, nous assure qu'il est allé trop loin et qu'il a fait beaucoup trop. On a de lui l'image d'un être quasi mutique, plein de mépris et de hauteur, homme du monde encore quand il se retrouve parmi les aristocrates du temps jadis, mais c'est avant tout un "maudit" de très grande classe et l'un des meilleurs en ce genre qu'ait jamais produit la littérature française et même mondiale. Un maudit à la Barbey d'Aurevilly, c'est-à-dire un mélange de romantisme byronien et de matérialisme pur, un personnage qui, en bonne logique, ne devrait pas s'imposer avec une telle puissance au lecteur d'abord sans méfiance, puis de plus en plus hérissé et enfin sursautant à chaque bruit qu'il perçoit dans un coin de sa chambre.  affraid  Oeuvre réaliste et cependant lyrique, roman historique et roman de terroir si l'on y tient, "L'Ensorcelée" est avant tout une époustouflante histoire de fantômes qui n'en sont pas et d'humains qui sont des fantômes. En cela réside toute l'insidieuse la magie de ce livre que je vous conseille de ne jamais lire après minuit.



Nota Bene : n'oubliez pas de consulter aussi, sur cet ouvrage, la fiche que lui a consacrée Elisabeth, à la page 2 de ce post.

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