lundi 15 septembre 2014

Rien Ne S'Oppose A La Nuit - Delphine de Vigan

ISBN : 9782709635790

Extraits



Eh ! bien, moi aussi, je suis sortie de ce livre, au demeurant passionnant, porteuse d'un malaise certain.
Je le précise, cela n'a rien à voir avec la construction ou le style de l'ouvrage. L'auteur écrit honorablement, non sans poésie - et elle respecte la concordance des temps, fabuleux, ça, pour un écrivain français contemporain ... Ses interventions régulières dans la structure du récit pourront sans doute en agacer quelques uns mais elles se justifient en ce sens qu'elles constituent le seul moyen de préserver le minimum de recul nécessaire dans cette sorte de récit quand on a choisi de le rapporter sous une forme quasi documentaire et non fictionnelle. Le malaise ne vient pas non plus du thème du livre qui, pour moi, reste l'inceste avec ses conséquences - ici le déclenchement de la maladie chez la mère de l'auteur - mais plutôt du ressenti que l'on garde (à tort ou à raison) par rapport à l'attitude des membres de cette famille tentaculaire, y compris d'ailleurs Delphine de Vigan elle-même, face à l'inceste, au père et grand-père incestueux et, bien évidemment, à la mère et grand-mère complice.

Lorsqu'un écrivain, quel qu'il soit, en vient à mettre la question de l'inceste familial sur le tapis, cela qu'il ait directement souffert de cette perversion ou qu'il ait vu un ou plusieurs êtres aimés en souffrir, il ne fait pas en général dans la dentelle. Après tout, c'est à une tentative d'exorcisme qu'il se livre. Inutile donc de prendre des gants et les sentiments qui s'exhalent sont le plus souvent - et à bon droit - la haine pure et une impossibilité (et non un refus, attention !) de pardonner. Pour pardonner, il faut non seulement comprendre - et comment comprendre l'inceste de la part de votre père par exemple ? - mais aussi que, en face, il y ait repentir (ou quelque chose qui y ressemble) : or, dans la majeure partie des cas, les parents incestueux et leurs complices se cramponnent farouchement à un déni systématique et féroce, allant jusqu'à inverser les rôles et affirmer que, si inceste il y a eu, c'est l'enfant qui en est le responsable (il ou elle aguichait, mais oui ! ) et non l'adulte, lequel serait la seule et vraie victime de l'affaire. Alors, pardonner à ce genre d'individu, devant ce genre de raisonnement, non, c'est impossible.

Devenu adulte et cherchant un exutoire dans l'écriture, l'enfant qui a souffert de l'inceste affiche sa haine et sa révolte comme autant de glorieux étendards. C'est pour lui une question vitale que de haïr et de le faire savoir haut et fort. Sinon, il culpabilise et, retournant sa haine contre lui-même, finit mal ... Par se suicider, par exemple, un acte que les membres de la fratrie Poirier, dans le livre de Delphine de Vigan, ont l'air de pratiquer avec une confondante aisance. Lucile, elle-même, la mère de l'auteur, finit par céder : elle avait pourtant soixante-et-un ans ...

Bien sûr, il y a la soeur de la grand-mère, Barbara, qui a traversé une période de graves troubles mentaux - expérience qu'elle relate dans un livre, d'ailleurs, intitulé "Deux & la Folie" - et qui sert ici, en quelque sorte, je serais tentée d'écrire d'alibi puisqu'elle prouve que, longtemps avant ses neveux, elle souffrait d'une maladie qui, après tout, peut bien avoir empoisonné les autres rameaux de l'arbre familial sans que l'inceste - un inceste qu'on n'a, vous vous en doutez, jamais prouvé - y soit pour quelque chose.

Bien sûr, en ce qui concerne ledit inceste, c'est - comme toujours - la parole de la victime, Lucile, la mère de l'auteur, contre celle du prédateur, Georges, un père, nous dit-on, et un grand-père vraiment exceptionnel sur tous les plans. Delphine de Vigan nous rapporte cependant l'ambiguïté de certains gestes de son grand-père devant sa propre soeur adolescente. Et elle fait même mieux : elle nous livre, si l'on peut dire, les indices-clefs, le comportement de Liane, l'épouse de Georges. Pour Liane, ça ne fait pas un pli : Lucile et plus tard Manon inventent : "Ce n'est pas bien, de raconter des choses comme ça sur votre grand-père ..." Lucile a toujours inventé. Quand celle-ci lui apprend, à la fin de sa vie, qu'elle est atteinte d'un cancer, la nouvelle, qui devrait pourtant attendrir n'importe quelle mère normalement constituée, ne lui fait ni chaud, ni froid. En serait-elle à se dire : "Bon débarras ..." ?

Oui, le malaise, il est là, il porte un nom : il s'appelle Liane.

Liane. Une chrétienne de gauche qui avait décidé, comme ça, qu'elle aurait douze enfants - elle n'en a eu que dix, il faut dire que le dernier, le petit Tom, était trisomique, il y a de quoi freiner les élans. Une mère qui, on le sent très vite, est surtout heureuse quand l'enfant est tout petit, voire encore dans son ventre. Une mère qui se fait aider par ses aînés pour élever les plus jeunes et qui, immanquablement, chaque jour que Dieu fait, expédie tous ses rejetons dans le parc voisin pendant deux heures : deux heures qu'elle passe à dormir d'un sommeil de plomb car, on le devine, elle est bien fatiguée, cette femme. Une mère qui perd l'un de ses enfants, Antonin, mort d'hydrocution en tombant dans le puits du jardin mais qui, quelques mois plus tard - le temps pour elle d'accoucher une nouvelle fois, d'une petite fille, cette fois - part en week-end avec son époux en laissant les plus jeunes de ses enfants à la seule garde des aînés ...


Liane, une grand-mère infatigable, toujours gaie, toujours "positive", dont le rêve est de pouvoir encore faire le grand écart à soixante-quinze ans, devant ses enfants, petits-enfants et amis réunis pour l'applaudir. Liane, une épouse qui défend son mari bec et ongles même si elle se doute bien qu'il la trompe à l'occasion. Liane, une catholique modèle qui va à la messe tous les dimanches mais qui ne voit aucun inconvénient - et c'est très curieux, ça, voyez-vous, chez les cathos - à la nudité intégrale pour elle et son mari, devant leurs enfants, également nus. Liane, un personnage qui, j'ai le regret de le dire, est absous par tous à la fin de ce livre alors qu'elle est, pour le moins, aussi responsable du mal-être de ses enfants que son époux.


C'est là que le malaise éclate dans toute sa puissance : si Delphine de Vigan blâme un peu (trop peu) le caractère de son grand-père, si elle pointe d'un doigt assez ferme les curieuses "anomalies" de la conduite de sa grand-mère, elle achève son livre en les absolvant l'un et l'autre. Pas aussi franchement que je l'écris ici, c'est beaucoup plus diffus et, forcément, plus embarrassé : mais cela est.

Or, en s'adonnant à l'inceste et/ou en le cautionnant, tout parent, si remarquable qu'il puisse être éventuellement, perd le statut qui est le sien. Il tombe plus bas que terre, rien ne pourra jamais lui redonner son innocence, il s'est avili à jamais et, sous réserve d'un remords spectaculaire, jusque dans l'Eternité. Lucile Poirier n'avait certes pas pardonné et le lecteur ne peut que se sentir mal devant ce pardon, bancal certes et presque de convenance, que sa fille, malgré toutes ces pages écrites justement à la mémoire maternelle, accorde miséricordieusement tant à Georges qu'à Liane, les complices, les bourreaux. "Ils sont morts, maintenant ..." Phrase convenue, phrase qu'on entend trop souvent : oui, ils sont morts mais le mal qu'ils ont fait est-il mort avec eux ? Non. Certainement pas : il court toujours - il blesse toujours autant. Tous ceux qui, le regardant passer, enfoncent la tête dans le sable ou détournent les yeux pour ne pas le voir deviennent eux aussi des complices ou, à tout le moins, des sympathisants.

Ce livre prétend le contraire et c'est là qu'il déçoit - et qu'il blesse à son tour. Un abcès, si douloureux soit-il, se vide complètement ou pas du tout. L'auteur a choisi l'à-peu près. C'était son droit mais, partant, elle laisse à son lecteur, surtout s'il s'intéresse à l'inceste pour des raisons personnelles, un goût de cendres et de cynisme.

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