Notre Opinion
Personnages
- Citation :
- [...] ... Le Café du Souvenir était un café-cimetière. Il se signalait par des lampions en papier blanc. Le portail s'ouvrait sur des tombeaux anciens couverts d'une mousse légère qui ne cachait pas tout-à-fait les sculptures diaboliques des stèles. Ils occupaient tout le devant du café. Il y avait juste la place, sur le côté gauche, pour les quelques mobylettes des clients. Le gardien du cimetière - ou du café - distribuait des tickets de parking. Autrefois, les tombeaux étaient simplement prolongés d'un terrain en friche, réservé sans doute aux morts à venir. Puis, par quelque hasard du destin, le terrain avait été vendu avec ses stèles et ses cadavres enterrés. Les propriétaires, demeurant à l'étranger, avaient incorporé dans l'acte de vente une clause faisant de l'entretien des tombes une obligation sacrée. Les tenanciers du Café du Souvenir la respectaient scrupuleusement tout en aménageant le terrain vague en deux loggias symétriques le long d'une allée centrale bordée de bananiers nains. De chaque côté de l'allée, des auvents abritaient plusieurs petites tables en bois, et les murs étaient décorés de poèmes calligraphiés à l'encre de Chine. ... [...]
- L'immolation d'un bonze :
- Citation :
- [...]
... Vers midi, une voiture bleu clair, de marque américaine, débouche
lentement sur le carrefour. Elle a accompli un long périple depuis Huê, où s'est effectué le départ dès l'aube. Le conducteur, un bonze, immobilise son véhicule, ouvre la portière, soulève le capot. La foule s'écarte. L'apparition de cette voiture américaine au capot relevé a quelque chose d'inquiétant.
Ses passagers en descendent, tous revêtus de la toge safran. L'un
d'eux, le plus âgé, s'avance lentement jusqu'au milieu du carrefour. Un
disciple dépose sur le macadam en fusion un mince coussin sur lequel le
premier s'assied dans la position du lotus, tenant dans sa main
gauche un chapelet de prière. Il s'appelle Thich Quang Duc, il a
soixante-six ans et il pratique des retraites zen dans les montagnes de
Nha Trang à la recherche de l'illumination. Il en est sorti pour venir
s'asseoir au milieu d'un carrefour, à Saïgon, un jour de juin 1963, à
l'heure où le bitume se liquéfie.
Sur un imperceptible signe de sa tête, des gestes tragiques s'enchaînent inexorablement. Le deuxième disciple débouche le bouchon d'un jerrican d'essence et, sans attendre d'autre signaux, en déverse le contenu sur la tête rasée du Vénérable Thich Quang Duc. L'essence glisse rapidement sur le crâne, gicle, imprègne la robe safran. Ensuite, tout se passe très, très vite. D'une main, Thich Quang Duc continue à égrener le chapelet de prière, et de l'autre, il craque une allumette qui met immédiatement le feu à sa robe de moine. Le vent embrase les pans drapés, les bras nus, les doigts osseux, les perles de bois.
Le troisième disciple marche le long du cordon de spectateurs tout en clamant dans un mégaphone : "Un bonze brûle à mort !" La phrase, répétée inlassablement, couvre à peine les pleurs des femmes et les échos sourds du gong de Xa Loi. Un cinéaste filme. Des appareils photo crépitent.
Le vent courbe les flammes et, par éclipses, le visage est dégagé. Thich Quang Duc reste immobile, dans la position du lotus, les mains posées sur ses pieds repliés. A l'exception de quelques infimes frémissements autour de sa bouche, son corps est aussi figé et serein que le brasier est séditieux. ... [...]
On aura beau dire mais ça vous a tout de même infiniment plus de style - et infiniment plus de foi - que de se faire sauter dans la foule avec une ceinture d'explosifs autour de la taille, en cherchant avec une haine éperdue et soi-disant au nom de la divinité, de faire un maximum de victimes innocentes ...
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