L'Ancre de Miséricorde - Pierre Mac Orlan

- [...] ... Kéravel était le quartier pauvre qui
s'étendait entre le bagne et la rue de Siam où nous logions. En
empruntant, pour revenir, ces petites ruelles obscures et malodorantes,
je désobéissais à mon père et à Marianne Tréviden, notre vieille
servante, dont l'imagination peuplait ce quartier de mille démons à face
humaine. En vérité, elle n'avait point tort. La proximité du bagne
donnait à ces ruelles pavées d'immondices et bordées de cabarets mal
famés un caractère assez dangereux dont je me souciais peu à cause de
mon âge et grâce à une certaine hardiesse d'humeur qui me venait du
frère de ma mère, décédée le jour même de ma naissance. Cet
oncle avait commandé une compagnie d'un régiment de la défunte Compagnie
des Indes jusqu'au jour où il avait trouvé la mort en combattant pour
l'honneur de défendre nos possessions lointaines. Je gardais
précieusement, dans une petite armoire, son hausse-col et sa cocarde :
son épée, son fusil et son esponton étaient suspendus au-dessus de la
cheminée de notre salle-à-manger. C'est, sans doute, le souvenir
de cet oncle qui me poussa à étudier pour faire carrière, malgré ma
roture, dans l'artillerie. ... [...]
-
- Le bagnard Jean-de-la-Sorgue s'est évadé et Jerome Burns, ancien
chirurgien de marine, est entré dans la vie et l'affection de
Petit-Morgat et de son père. Il leur a appris que
Jean-de-la-Sorgue avait pris le nom d'un homme qu'il avait assassiné et
que le personnage était très dangereux. Mais Petit-Morgat ne peut s'empêcher de persister dans la sympathie que lui inspire le forçat en cavale
et, quand un matelot au visage grêlé se présente, au nom de
Jean-de-la-Sorgue, afin de convenir par écrit d'un rendez-vous à
Kéravel, l'adolescent accepte de lui signer et de lui confier le billet.
Son écriture est censée apaiser les inquiétudes éventuelles du forçat.
Le soir-même, vers minuit, Petit-Morgat sort de la boutique paternelle pour aller au rendez-vous qu'il a fixé :
- Citation :
- [...]
... Encore une fois, je posai le pied sur le pavé de la rue de Siam que
le brouillard de la nuit rendait plus glissant que des écailles de
poisson. Le veilleur de nuit venait de passer et j'entendais encore au
loin sa mélancolique plainte solennelle de vieux hibou. Il pouvait être
onze heures. La rue était endormie.
Un peu de lumière sourdait entre les volets du Brûlot Fournier
[café très en vogue de la rue de Siam]. J'imaginais Mme et M. Poder
[les propriétaires du café] comptant leurs écus dans la caisse décorée
d'une plante exotique. Je sentais sur mes reins mon couteau dans son
étui de cuir. Ce contact me donnait une grande confiance dans mes
forces. Je respirais l'odeur grasse de la rue comme un conquérant. Mes
poumons s'emplissaient d'un air de qualité martiale. Je
commençais, à mon insu, à m'habituer aux aspects toujours mystérieux de
la lune dont la lumière lugubre projetait sur les murs et la chaussée
des ombres extravagantes.
J'allais doucement le long des
murs et, tous les dix pas, je m'arrêtais afin de prêter l'oreille aux
bruits. Il me sembla bien entendre comme une faible rumeur dont je ne
pouvais préciser ni la distance, ni l'emplacement. Il en était
dans la nuit des voix comme des lumières. Je les croyais près de moi
quand, au contraire, elles étaient encore loin. ... [...] -
- Petit-Morgat est alors le témoin d'un fait étrange :
- Citation :
- [...] ... Je n'étais pas très éloigné de L'Ancre de Miséricorde
[la boutique où M. Morgat vend des instruments de marine] lorsqu'un
bruit timide de pas étouffés se révéla dans une ruelle toute proche. Par
opportunité, la lune entra dans une masse de nuages sombres et
l'obscurité devint épaisse. Je pus me glisser et m'accroupir derrière la
borne d'une porte charretière. Mon mouvement me montra la qualité de
mon instinct. Un gros homme, armé d'un pen-baz [= un gourdin, en breton], passa devant moi. Je ne pus distinguer ni son visage, ni la couleur et la forme de ses vêtements.
Quand
il eut dépassé la porte, je sortis tout doucement de ma cachette.
L'homme avait dû s'arrêter, car je n'entendais plus rien. Je penchai un
peu la tête et je vis l'énorme promeneur en contemplation devant la
façade de L'Ancre de Miséricorde. Il regardait en l'air
dans la direction de la fenêtre de ma chambre. Cela me donna beaucoup à
penser. De toute évidence, le bonhomme s'intéressait à ma personne. Et
ce fait n'était point pour me rassurer. Le promeneur nocturne
prit tout son temps pour juger. Il ne gardait aucune précaution pour ne
point se faire voir et continua sa route vers le quai en chantonnant. J'eus
l'impression qu'il adressait la parole à une autre personne. Tout cela
se passait trop loin de mes yeux et de mes oreilles pour que je puisse
voir et entendre.
Un peu déconcerté, je me dirigeai vers Kéravel.
Des matelots ivres se battaient devant la porte d'un estaminet dont le
patron armé d'une lardoire se découpait sur le fond lumineux de sa porte
ouverte. Derrière les combattants, une bande de filles piaillantes
réclamaient la garde. Les matelots se battaient consciencieusement, avec
des "han" de boulangers pétrissant la pâte. ... [...] -
-
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