[...] ... [Les malheurs de Philippe Bridau au Texas], son séjour à New-York,
pays où la spéculation et l'individualisme sont portés au plus haut
degré, où la brutalité des intérêts arrive au cynisme, où l'homme,
essentiellement isolé, se voit contraint de marcher dans sa force et de
se faire à chaque instant juge dans sa propre cause, où la politesse
n'existe pas ; enfin, les moindres événements de ce voyage avaient
développé chez Philippe les mauvais penchants du soudard : il
était devenu brutal, buveur, fumeur, personnel, impoli ; la misère et
les souffrances physiques l'avaient dépravé. D'ailleurs, le colonel se
regardait comme persécuté. L'effet de cette opinion est de rendre les
gens sans intelligence persécuteurs et intolérants. Pour Philippe,
l'univers commençait à sa tête et finissait à ses pieds, le soleil ne
brillait que pour lui. Enfin, le spectacle de New-York, interprété par
cet homme d'action, lui avait enlevé les moindres scrupules en fait de
moralité. Chez les êtres de cette espèce, il n'y a que deux
manières d'être : ou ils croient, ou ils ne croient pas ; ou ils ont
toutes les vertus de l'honnête homme, ou ils s'abandonnent à toutes les
exigences de la nécessité ; puis ils s'habituent à ériger leurs moindres
intérêts et chaque vouloir momentané de leurs passions en nécessité.
Avec ce système, on peut aller loin. Le colonel avait conservé, dans
l'apparence seulement, la rondeur, la franchise, le laissez-aller du militaire. Aussi était-il excessivement dangereux, il semblait ingénu comme un enfant ;
mais, n'ayant à penser qu'à lui, jamais il ne faisait rien sans avoir
réfléchi à ce qu'il devait faire, autant qu'un rusé procureur réfléchit à
quelque tour de maître Gonin ; les paroles ne lui coûtaient rien, il en donnait autant qu'on en voulait croire. Si,
par malheur, quelqu'un s'avisait de ne pas accepter les explications
par lesquelles il justifiait les contradictions entre sa conduite et son
langage, le colonel, qui tirait superbement le pistolet, qui pouvait
défier le plus habile maître d'armes, et qui possédait le sang-froid de tous ceux à qui la vie est indifférente, était prêt à vous demander raison de la moindre parole aigre ; mais, en attendant, il paraissait homme à se livrer à des voies de fait, après lesquelles aucun arrangement n'était possible. Sa stature imposante avait pris de la rotondité, son visage s'était bronzé pendant son séjour au Texas, il conservait son parler bref et le ton tranchant de l'homme obligé de se faire respecter au milieu de la population de New-York. Ainsi fait, simplement vêtu, le corps visiblement endurci par ses récentes misères, Philippe apparut à sa pauvre mère comme un héros ; mais il était tout simplement devenu ce que le peuple nomme assez énergiquement un chenapan. ... [...]
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